
Au Musée du Petit Palais, la foisonnante exposition consacrée au Paris de la modernité des années 1905 à 1925, troisième et dernier volet de la trilogie après « Paris romantique 1815-1848 » et « Paris 1900, la ville spectacle« , montre le rayonnement sans pareil de la « ville-monde » à cette époque. Si la montagne, on l’aura deviné, n’est pas au cœur des sujets plébiscités par les artistes exposés… j’ai repéré « Saint-Moritz » parmi les quatre cents œuvres présentées, un tableau qui m’intrigue depuis longtemps. Il s’agit d’un magnifique portrait signé Tamara de Lempicka, datant de 1929, typique de la période art déco.
Dans le contexte des Années folles (1920-1929), « Paris est une fête » pour reprendre le titre du roman d’Ernest Hemingway. Apparaît alors « une femme nouvelle« , la figure ambivalente de « La Garçonne » dont le livre à succès de Victor Margueritte paru en 1922 (Flammarion) dresse le portrait. Elle fascine et dérange tout à la fois par son indépendance, sa liberté. Exposée dans la section intitulée « Le Paris des années folles : un nouvel art de vivre« , « Saint-Moritz » de Tamara de Lempicka (1898-1980) est l’illustration parfaite de cette personnalité haute en couleur. Hymne à la vitesse avec le ski, allure de la vraie garçonne avec sa coupe de cheveux courte au carré, un visage très fardé dont la bouche pulpeuse rouge carmin et les yeux de biche cernés de noir attirent le regard, une tenue vestimentaire plus élégante que sportive… ce portrait laisse à penser que les privilégiés qui prônent alors l’hédonisme à Paris se retrouvent volontiers à Saint-Moritz, la station de sports d’hiver suisse ultra chic et déjà de renommée internationale ! Cette figure de l’émancipation reflète par son esthétique proche de Louise Brooks dans Loulou (film de la même année), l’image de cette affirmation du pouvoir féminin. Tamara lui ressemble. « Exécutée en 1929 pour la couverture du magazine allemand Die Dame, cette image figure l’ascension de la garçonne vers les cimes enneigées – sport de villégiature récemment associé à la modernité. Et corrobore les multiples représentations qui la dépeignent athlétique, bronzée et toujours active : la garçonne marche, danse, skie à toute allure, conduit elle‐même son automobile, saute d’un train ou d’un paquebot à l’autre. L’allure assigne un type de beauté confirmé et implique une codification inédite de la féminité. » À l’analyse de Marlène Van de Casteele, auteur de ces lignes, qui fait partie du commissariat de l’exposition, s’ajoute son interprétation personnelle d’un regard étonnant caractéristique des portraits de Tamara de Lempicka : » Mais les géométrisations de l’Art déco ne seront bientôt plus au goût du temps, et Saint- Moritz paraît sonner le glas des Années folles : le regard tourné vers les cieux, le portrait glacé de cette femme moderne annonce de façon prophétique la fin d’une ère et la montée des crises des années 1930″. Émigrée polonaise, maîtresse femme aux mœurs très libres, Tamara, belle et brillante aristocrate, a réussi à créer et à imposer par son goût prononcé pour la mise en scène, le cadrage et une palette incandescente, un style puissant, unique, très décoratif et architecturé, souvent provocant et sans filtre dans sa peinture du désir féminin (voir dans l’exposition « Perspective ou les Deux amies« , 1923, huile sur toile du musée du Petit Palais de Genève qui évoque sa relation avec la chanteuse Suzy Solidor dont le portrait était à l’affiche de « Pionnières. Artistes dans le Paris des années folles » du musée du Luxembourg). Loin du thème saphique, « Saint-Moritz » synthétise les composantes d’une époque et d’une œuvre audacieuses. Il évoque aussi l’aspect déjà éminemment mondain de la station de sports d’hiver pionnière et mythique du canton des Grisons, façonnée par la dynastie Badrutt… Une autre histoire !

» Le Paris de la Modernité,1905-1925 « au Musée du Petit Palais à Paris https://www.petitpalais.paris.fr/ jusqu’au 14 avril 2024. Une exposition très riche et bien scénographiée qui balaie sur onze sections et tous les domaines (mode, cinéma, photo, peinture, sculpture, dessin, danse, musique, littérature, design, arts décoratifs et industrie) l’ébullition créatrice d’une période exceptionnelle malgré la tragédie de la Grande Guerre. À voir et revoir ! (le matin de préférence où la fréquentation est moins importante).