Lumière, couleur et audace avec Modernités suisses au Musée d’Orsay

Affiche de l’exposition, détail de l’ Autoportrait devant un paysage hivernal de Giovanni Giacometti (1868-1933), Genève, MAH musées d’Art et d’Histoire

Après l’exposition du Palais Lumière à Evian « La montagne fertile. Les Giacometti, Segantini, Amiet, Hodler et leur héritage » qui a fermé ses portes le 30 mai dernier, on retrouve avec bonheur les principaux protagonistes, entourés d’autres artistes novateurs, réunis au musée d’Orsay grâce à « Modernités suisses, 1890-1914 ». Il semble que la peinture suisse de la fin du XIXème focalise l’attention. A juste titre car elle mérite ces éclairages multiples et complémentaires.

Ferdinand Hodler (1853-1918), La pointe d’Andey, vue depuis Bonneville, Huile sur toile, 1909. Paris, musée d’Orsay. ©Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt. Ce tableau a été acheté par le musée d’Orsay peu de temps après son ouverture en décembre 1986.

« Leur œuvre, écrit Laurence des Cars (alors Présidente des musées d’Orsay et de l’Orangerie) – qui témoigne de l’un des foyers artistiques les plus actifs et les plus innovants de l’époque, est marqué par un rapport singulier à la nature et aux paysages. C’est un lyrisme particulier qui s’y joue, celui de paysages alpins émancipés de tout pittoresque, éclatants de lumière et de couleurs, porteurs de sensations pures. » Cette exposition de quelques soixante-dix œuvres d’une quinzaine de peintres, orchestrée par Paul Müller et Sylvie Patry, révèle des tableaux superbes conservées par le musée d’Orsay mais qui ne sont pas présentés dans le parcours des collections permanentes et d’autres, montrées pour la première fois en France, provenant de collections publiques et privées suisses. Elle s’inscrit dans une tradition de découverte des jeunes avant-gardes européennes à laquelle s’attache le musée d’Orsay depuis son ouverture en 1986.

Cuno Amiet (1868-1961), Le Grand Hiver, Huile sur toile, 1904. Paris, musée d’Orsay.
© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski © Artists rights D. Thalmann, Aarau, Switzerland
. « A la faveur de lignes, de formes et de couleurs plus abstraites et plus expressives, la représentation du motif perd de sa fidélité objective au réel mais gagne en puissance évocatrice et en atmosphère. »

Pour Sylvie Patry (directrice de la conservation et des collections du musée d’Orsay), ces artistes suisses « ont renouvelé l’art de leur pays en explorant la puissance symbolique et décorative de la ligne et de la couleur » Elle souligne aussi que « le goût pour la peinture suisse est une caractéristique forte du musée qui a acquis ces trente dernières années des chefs-d’œuvre de Cuno Amiet, de Giovanni Giacometti ou de Ferdinand Hodler ».

A ce dernier, considéré de son vivant comme l’un des artistes les plus importants et l’un des chefs de file de la modernité, le musée d’Orsay avait consacré une rétrospective de novembre 2007 à février 2008. Il ouvre avec Segantini l’exposition actuelle « Modernités suisses », sachant qu’ils appartiennent tous deux à une génération antérieure à celle des autres artistes réunis, sont reconnus comme pionniers et principaux artisans des passerelles entre tradition et modernité. Il s’agit des figures tutélaires qui ont connu une carrière internationale.

Giovanni Segantini (1858-1899), Midi dans les Alpes, Saint-Moritz, Segantini Museum.
Dépôt de la Fondation Otto Fischbacher Giovanni Segantini, 2001 © Stephan Schenk

Une grande diversité de styles s’illustre dans le choix des œuvres novatrices présentées par le musée d’Orsay. Ce qui justifie le pluriel du titre Modernités tant les réponses sont multiples aux questions esthétiques et formelles que se posent les artistes suisses à cette époque. Leur intérêt se manifeste pour tous les genres dont ils donnent une interprétation personnelle loin des clichés. Grâce à leur ancrage local, ils excellent bien sûr dans le paysage alpin mais pas seulement, car la Bretagne est aussi très présente. Leur talent s’exerce également dans la peinture de genre (paysanne notamment), la nature morte, le portrait mais aussi l’autoportrait, un des points forts de l’exposition. Cuno Amiet, dont l’Autoportrait en rose attire particulièrement l’attention à Orsay, en exécutera près de deux cents à l’huile… pendant sa carrière. Et plus encore au crayon. Giovanni Giacometti dont le magnifique Autoportrait devant un paysage hivernal a été recadré pour l’affiche frappe par le regard pénétrant de l’artiste mais aussi sa composition. Il s’agit d’un « portrait paysage » pour reprendre le terme cher au Douanier Rousseau qui en revendiquait l’invention! (son célèbre Moi-même, portrait paysage date de 1890). Giovanni lui-même en était satisfait, écrivant à son ami Cuno Amiet:  » Mon portrait dans la neige sera bientôt terminé. Je le trouve bien: en tout cas, je n’avais encore jamais mis autant de vie et de couleurs aussi lumineuses dans une tête. » L’Autoportrait de Bieler, de petit format, ne passe pas inaperçu non plus tant ses yeux perçants nous interpellent autant que la facture et l’esprit de cette aquarelle et gouache sur papier qui s’inscrivent dans la droite ligne de ses portraits paysans.


Ernest Biéler (1863-1948) Portrait de l’artiste par lui-même, 1911. Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne. Don de l’artiste, 1912. ©Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne / Nora Rupp

Originaires de plusieurs régions de Suisse et pas seulement des Grisons, fief de la famille Giacometti et de Segantini, ils ont tous beaucoup voyagé. Ils se côtoient, entretiennent pour certains des liens d’amitié et se sont imprégnés d’influences multiples en France, en Allemagne , en Angleterre ou en Italie qui leur ont permis de s’émanciper de l’art conventionnel suisse, d’opter pour des voies singulières et de construire leur carrière hors des sentiers battus. Au croisement de tous les courants artistiques européens, ils ont su forger leur propre identité. Les commissaires de l’exposition nous rappellent par exemple que Cuno Amiet, une des figures centrales de cette période, confiera avoir mieux compris son compatriote Hodler grâce à la découverte préalable de Gauguin en France. La découverte de ce dernier et de Van Gogh notamment vont être une révélation pour les peintres suisses et les amener à une véritable explosion de la couleur.


Cuno Amiet (1868-1961) Bretonne couchée 1893, Huile sur toile, Zurich, Kunsthaus Zürich, Association des amis de l’art de Zurich, 1975.© Kunsthaus Zürich © Artists rights D. Thalmann, Aarau, Switzerland. La découverte de Gauguin et des artistes de l’Ecole de Pont-Aven permet à l’artiste d’aller jusqu’au bout de ses idées les plus audacieuses.

Alice Bailly (1872 – 1938) Nature morte au réveil-matin,1913, Huile sur toile. Genève, MAH musées d’Art et d’Histoire, Ville de Genève © Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, photographe : Bettina Jacot-Descombes

Parmi les artistes présents dans « Modernités suisses », on remarque deux femmes peintres aussi libres et qu’audacieuses: Alice Bailly, proche du cubisme notamment et organisatrice de plusieurs évènements artistiques importants et Martha Stettler, cofondatrice de l’Académie de la Grande Chaumière en 1904 et première femme à représenter la Suisse à la XXème Biennale de Venise en 1920.

L’exposition, vraiment passionnante, renforce l’immersion dans le côté intimiste de cette peinture par sa scénographie. Elle propose onze sections thématiques dans des petites salles contigües avec un accrochage qui valorise chaque œuvre. A côté d’artistes célèbres tels que Hodler et Segantini, Giacometti – Giovanni et son cousin Augustin – Ernest Bieler, Cunot Amiet, Edouard Vallet ou encore Félix Vallotton, on découvre notamment Hans Emmenegger, Sigismund Righini ou encore Albert Trachsel et René Auberjonois. Autant d’univers riches et très différents dans lesquels se plonger avec délectation.

Edouard Vallet (1876-1929) Dimanche matin, 1908-1909, Tempera et huile sur toile.Zurich, Kunsthaus Zürich · Dépôt de la Confédération suisse, Office fédéral de la culture, Berne.© Kunsthaus Zürich. Il nait à Genève de parents isérois, c’est dire combien la montagne est son élément et le restera. Il commence à peindre cette oeuvre maîtresse à Hérémence, dans le Valais devenue sa région de prédilection.

« Modernités suisses » au Musée d’Orsay, niveau 2 salles côté rue de Lille, jusqu’au 25 juillet (https://www.musee-orsay.fr). Magnifique catalogue d’exposition (éditions Musées d’Orsay et de l’Orangerie/Flammarion), ouvrage collectif de référence à conserver, il est remarquablement bien conçu et se dévore avec gourmandise.

« Suissitude Ultra-moderniste » de Plonk & Replonk (éditions Musées d’Orsay et de l’Orangerie/Flammarion) Petit ouvrage raffiné dans sa présentation mais qui n’est pas leur meilleur livre. Pour les fans dont je fais partie, on a connu ce collectif de la Chaux-de-Fonds plus inspiré et plus irrésistible dans l’art du détournement !


Martha Stettler (1870-1945) La Toupie (entre 1907 et 1916),Huile sur toile, Collection particulière©: Markus Mühlheim, Bildkultur, Bern

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