
Très attendue, après six ans de chantiers, l’inauguration du nouveau musée départemental Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt, dans les Hauts-de-Seine enrichit ce site d’exception, inscrit au titre des monuments historiques depuis 2015. L’architecte japonais Kengo Kuma signe le bâtiment spectaculaire et la scénographie a été imaginée par Scénorama. Leur travail remarquable valorise des collections d’images uniques au monde : « les Archives de la Planète » et des films étonnants commandités dès le début du XXème siècle par le banquier d’origine alsacienne, Albert Kahn (1860 -1940) mécène et philanthrope. À découvrir en prenant son temps.

Originaire d’une famille nombreuse dont il est l’aîné, orphelin de mère depuis l’âge de dix ans, un père marchand de bestiaux, Abraham Kahn décide à l’âge de seize ans de quitter son village natal de Marmoutier (dont la devise est « Vivre et laisser libre ») dans le Bas-Rhin pour venir à Paris. Il se fait alors appeler Albert et reprend la nationalité française. Son ascension professionnelle et financière est fulgurante et savamment orchestrée jusqu’à l’ouverture de sa propre banque en 1898. Le krach de 1929 le mènera à la ruine.
Mais la réussite en affaires n’est semble-t-il pas « son idéal » comme Albert Kahn le confiera en 1887 à son répétiteur devenu son ami fidèle, Henri Bergson. La création de son projet philanthropique le passionne bien davantage. « Il s’intéresse aux questions politiques et sociales qui traversent son époque et cherche à mettre en place des lieux de réflexion et de débat, désireux de donner aux hommes les moyens de mieux se connaître. »
Cet humaniste visionnaire, aussi discret que déterminé, crée une dizaine de Fondations en favorisant le décloisonnement disciplinaire (ce qui inspire encore aujourd’hui la scénographie du musée) et à partir de 1909, lance son projet d’inventaire visuel du monde. Ainsi naissent « Les Archives de la Planète » qui compte 180 000 mètres de films en noir et blanc (soit 100 heures de films 35 mm muets et en noir et blanc) et 72 000 autochromes réalisés durant plus de vingt ans dans une cinquantaine de pays du monde. Le premier « opérateur » photographe qu’il recrute Auguste Léon est vite formé à la technique de la photographie en couleur par l’autochromiste explorateur Jules Gervais-Courtellemont, invité à Boulogne. Ce choix technique novateur – l’autochrome – (inventé par les frères Lumière en 1903) est produit à l’échelle industrielle et commerciale à partir de 1907. Albert Kahn troque rapidement la stéréoscopie monochrome, utilisée auparavant par Albert Dutertre, pour la couleur.
La fragilité de ces images positives sur plaques de verre (principalement destinées à la projection) en limite l’exposition. Dans le nouveau musée, un énorme travail de numérisation a été fait pour que l’on puisse avoir accès à ces précieux documents sans mettre en péril les originaux. La scénographie du parcours permanent nous permet de découvrir l’extrême richesse des Archives de la Planète. Un immense mur présente ainsi une sélection de plus de 2500 fac-similés d’autochromes rétroéclairés, dans leur format d’origine (9x12cm). On peut également avoir accès aux collections par thématique et faire des recherches en s’installant autour de bureaux interactifs, écouter différentes interviews sur l’histoire et le contenu de ces Archives de la Planète, sur Albert Kahn et ses fondations…sur ce site qui fut à la fois le lieu de résidence du banquier mais aussi son laboratoire d’idées.

« L’architecture, il faut la vivre, souligne le jeune architecte Jordi Vinyals (Kengo Kuma & Associates), chef de projet de la phase de construction) pour expliquer les deux façades très contrastées du nouveau musée : « L’essence du projet est celle du parcours tracé pour oublier la ville et découvrir progressivement les jardins. » Le projet est remarquable dans sa manière d’instaurer un dialogue entre bâtiment et jardin au travers d’un élément emprunté à l’architecture traditionnelle japonaise : l’engawa, espace limitrophe entre intérieur et extérieur mais aussi grâce aux « sudare » (inspirés du store japonais) qui rythment la façade avec ses gigantesques lamelles de bois et d’aluminium.
Ce bâtiment de 2300 mètres carrés, harmonieux, en bois, bambou et métal, synthèse entre Orient et Occident, accueille un parcours permanent des collections, des espaces dévolus aux expositions temporaires. Grâce à son Salon des familles, il permet de découvrir de manière ludique et pédagogique les techniques de ces images fixes et animées et se faire photographier comme le faisaient jadis les invités d’Albert Kahn. L’ensemble est complété par un auditorium de cent places (dans l’ancienne galerie d’exposition), un café, une boutique et un futur restaurant. Les bâtiments patrimoniaux et trois maisons japonaises traditionnelles du site ont été rénovés.

Le jardin « à scènes » comme il était en vogue à la fin du XIXème, est une merveille, pimentée par la présence de pavillons, qu’Albert Kahn, grand passionné d’horticulture avait façonné sur sa propriété de Boulogne. Ce « jardin monde » faisait partie de la visite qu’il offrait à ses invités privilégiés et souvent prestigieux (de Clémenceau à Isadora Duncan en passant par Louis Lumière, Rodin, Colette, Foujita, Anna de Noailles, etc.) lors de ses projections privées des Archives de la Planète. Albert Kahn sortait peu mais recevait beaucoup.

On découvre avec enchantement ces sept univers dont certains font référence à un courant de l’art des jardins, qui cohabitent merveilleusement et nous réservent des surprises multiples : le jardin anglais, le village japonais avec ses maisons de thé authentiques, le verger-roseraie, le jardin français, la serre sublime, la forêt bleue, le marais, la forêt dorée et la forêt vosgienne qui évoque les paysages montagneux de l’enfance d’Albert Kahn. La montagne en France et dans le monde est très présente aussi dans « les archives de la Planète », une raison supplémentaire de visiter ce lieu zen (en dehors du week-end !) qui s’étend sur quatre hectares, unique, passionnant et magique pour faire un incroyable voyage dans le temps et dans l’espace, découvrir des documents d’une grande richesse à la fois sur les paysages et les peuples.

« Je ne vous demande qu’une chose, c’est d’avoir les yeux ouverts ». Adressée à ses boursiers qui partaient découvrir le monde, ces paroles d’Albert Kahn figurent désormais à l’entrée du musée. À l’image de son ancien propriétaire, le projet du Département des Hauts-de-Seine est ambitieux mais a contrario de son époque, le site et son patrimoine historique s’ouvrent à tous.

Musée départemental Albert Kahn, ouvert du mardi au dimanche (fermeture hebdomadaire le lundi) 10-14 rue du Port – 92100 Boulogne-Billancourt (01 55 19 28 00)
https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr
Exposition temporaire inaugurale « Autour du Monde. La traversée des images, d’Albert Kahn à Curiosity », se déploie autour du « Voyage autour du monde » réalisé par Albert Kahn entre I908 et 1909 en compagnie de son chauffeur-mécanicien Albert Dutertre, formé à la photographie et au cinéma ainsi que du fondé de pouvoir de sa banque, Maurice Lévy. Un voyage professionnel et fondateur puisqu’il donnera à Albert Kahn l’envie de créer les « Archives de la planète ». Jusqu’au 13 novembre 2022.
Aujourd’hui, le nouveau musée départemental Albert-Kahn s’inscrit au cœur du riche maillage culturel de la Vallée de la Culture des Hauts-de-Seine (www.hauts-de-seine.fr)aux côtés des grands équipements départementaux comme la Seine musicale, le jardin des métiers d’art et du design (Sèvres, ouverture 2022) et du Musée du Grand Siècle (Saint-Cloud, ouverture 2025).
Rappelons que le site de Boulogne-Billancourt est propriété du Département de la Seine (comme il s’appelait alors) depuis 1936.
Plusieurs livres sont parus à l’occasion de l’ouverture du musée. Parmi lesquels celui de Luce Lebart « Musée départemental Albert Kahn. Transmettre une vision humaniste » Hors-série Découvertes Gallimard, « le Jardin Albert Kahn. Un tour du monde botanique », ouvrage collectif, aux Éditions Skira, un nouvel ouvrage « les Archives de la Planète » ouvrage collectif aussi, Lienart Éditions qui porte un nouveau regard sur les collections Albert Kahn.
